On est, une fois de plus, dans cet collision tectonique entre deux mondes, qui promet de nombreux tremblements de terre à coté desquels Hadopi n’était qu’une petite secousse.
Mais cette phase de transition que nous abordons à peine est nécessaire, et il existe, malgré tout, de nombreuses valeurs communes entre les fondamentaux d’Internet et ceux, pas si anciens, de la démocratie, une valeur fermement ancrée chez certains politiciens (dont, semble-t-il, Hervé Morin).
A l’heure où les valeurs de la démocratie et de la liberté sont mise à mal par celles de la sécurité et de la morale, il est intéressant de voir comment cette collision systémique est abordée,
du coté de l’ancien monde, par ceux qui s’accrochent aussi, il est utile de le souligner, à des valeurs fermement revendiquées par le monde du virtuel. Ces deux mondes devront cohabiter pendant longtemps, et la cohabitation, en France, démarre mal : tout espoir est donc bon à prendre.
De la cohabitation
Discuter d’Internet avec des spécialistes du Grec ancien (ce que j’ai eu l’occasion de faire pas plus tard qu’hier soir) donne lieu à des éclairages inattendus. La façon dont, durant l’antiquité Grèque, on stockait la mémoire sous la forme de séries d'illustrations mnémotechniques, dans une civilisation qui disposait certes de l’alphabet mais pas de technologies permettant d’écrire à moindre coût et de transporter facilement ces écritures (le papier et le crayon), a fait cohabiter ces deux formes de stockage de la connaissance durant des siècles. L’écriture a fini, bien sûr, par dominer totalement, mais encore aujourd’hui, subsistent de nombreuses formes issues de cet ancien monde, comme la bande dessinée (les plus curieux iront consulter Daniel Arras).
Durant la même discussion, un autre convive me faisait fort justement remarquer que la rencontre entre le monde du virtuel et le monde du réel ne datait pas nécessairement de l’arrivée d’Internet dans les foyers, et que l’apparition de la photographie lui semblait être un point d’origine plus à même d’apporter le recul nécessaire à l’analyse de la mutation civilisationelle en cours (là pour le coup on ira voir du coté de Walter Benjamin)
- Sur Wikipedia -
Toujours est-il que nous sommes aujourd’hui aux prémices de la cohabitation de ces deux mondes, et pour une fois (suite à une pression exceptionnelle de mon entourage), je vais m’efforcer de voir également les points de jonction plutôt que de rester focalisé sur les tensions et les conflits.
La démarche d’Hervé Morin
Comme tout bon républicain, plutôt à cheval sur les principes fondateurs de notre beau pays, Hervé Morin se base sur ce qui fait office, en France, d’écritures saintes : la déclaration des droits de l’homme.
Coup de bol, celle-ci, à qui l’on doit les plus sérieux coups portés à Hadopi, recèle un corpus de valeurs riches en points communs entre le monde du virtuel et celui du réel.
La notion de liberté d’expression y est centrale, l’idée de censure arbitraire y est bannie, autant dire qu’en prenant la déclaration des droits de l’homme au pied de la lettre, une loi proposant qu’un Etat décide, de façon parfaitement arbitraire, des informations qui ne doivent pas être portées à la connaissance du peuple est invraisemblable.
Mais deux siècles se sont écoulés, et la nécessaire prise en compte du virtuel se heurte à certaines réalités.
Le mythe du far west
Pour les politiques qui ont, pour la plupart découvert, durant l’année qui vient de s’écouler, si ce n’est l'existence, du moins l’importance - en dehors du monde marchand - de l’internet, l’idée du far west prédomine.
Cette idée d’un monde sans foi ni loi, où tout est possible, largement véhiculée par des média tout aussi ignorants et tout autant apeurés, domine chez ceux qui n’ont pas d’utilisation avancée de l’internet, en particulier chez ceux qui, il y a peu, le contingentait au célèbre “fantastique moyen d’accès à la connaissance”.
Internet n’est pas (seulement) un fantastique moyen d’accès à la connaissance, pas plus que la photographie, l’imprimerie ou l’alphabet, c’est infiniment plus que cela.
Internet n’est pas non plus, loin de là, un monde dépourvu de valeurs, loin de là. Le partage, une notion très relative dans le concept de démocratie, y est une valeur absolument centrale, à tous les niveaux de sa construction. C’est l’essence même de son ADN. Qu’il s’agisse de l’architecture même du réseau : un assemblage de multiples réseaux, privés pour la plupart, fonctionnant sur des règles de partage de ressources, ou qu’il s’agisse du déferlement de technologies qui l’ont envahi ces dernières années, comme le célèbre P2P, ou bien encore des usages qui s’y sont installés, comme ce qui est qualifié aujourd’hui et pour longtemps encore de ‘piratage’ et plus généralement de ce qui relève du fameux “web 2.0”.
Eradiquer le piratage, dans cette perspective, est tout aussi illusoire que d’imaginer construire l’avenir de la démocratie sans droit de vote.
Par ailleurs, le loi s’applique sans soucis sur internet. La diffamation, soulignée par Hervé Morin dans sa Déclaration, est parfaitement répréhensible, il suffit pour cela de saisir un tribunal. Certes, si le site est hébergé et publié à l’étranger, la démarche peut s’avérer longue, voir vaine, mais il en est de même pour une diffamation faite au sujet d’un ressortissant Français à l’étranger. Lisez donc ce que la presse au Vénézuéla raconte au sujet de notre président, vous comprendrez que la loi Française n’a pas vocation à s’appliquer universellement, que ce soit dans le virtuel ou dans le réel.
De l’usage du buzzword
Des buzzwords, on en retrouve dans la déclaration d’Hervé Morin, et pour être parfaitement honnête, il convient de dire que j’en suis en partie à l’origine. Consulté à plusieurs reprise par le ministre, comme plusieurs de mes camarades, ainsi que par différents membres de son cabinet et de son entourage, certains mots ont fini par passer. Ainsi, l’article premier de sa déclaration, sur lequel de nombreuses oppositions se sont fait jour à la sortie de la v.1.0 de sa Déclaration, a été largement révisé pour finir de la sorte :
“Toute personne a le droit d’accéder et d’utiliser librement Internet, neutre et ouvert, dans le respect des droits d’autrui.”
Neutre et ouvert, deux valeurs fondatrices issues de l’univers du virtuel, et les voir, d’entrée de jeu, affichées ici est une victoire en soit. Reste à voir si l’on peut réellement s’entendre sur une définition commune - et gravée dans le marbre - des ces deux mots.
L’apposition, à leur suite, de l’idée du respect des droits d’autrui met quelque peu la puce à l’oreille. Pour ceux qui entendent neutre et ouvert comme dans ‘neutralité des réseaux’ et ‘standards ouverts’, accoler le respect du droit d'autrui revient à affirmer la liberté de penser ‘dans le respect du droit d’autrui’. Neutre et ouvert sont des fondamentaux technologiques, et qui plus est, des valeurs binaires, avec lesquels, par définition, on ne peut pas vraiment faire de compromis.
On est neutre ou on ne l’est pas, ouvert ou pas, il n’existe pas plus de demi mesure et de compromis qu’il n’y a de chiffre entier entre zero et un ou de démocratie sans droit de vote.
Parlons nous bien de la même chose, ou est-ce juste un subtil habillage de mots, repérés comme fondamentaux chez ses interlocuteurs, que le ministre à décidé d’apposer à son article 1, dans une démarche de compromis sur
un texte qui, il faut le souligner, ne contient pas la moindre définition de neutre et ouvert. Neutre comme la Suisse ? Ouvert comme une fenêtre ?
Il serait sage de s’assurer que l’on parle bien de la même chose, car dans le commentaire du même article, Hervé Morin concède que filtrer certaines informations, au nom de l’ordre public ou de la morale, ne lui parait pas inconcevable.
Le droit à une libre utilisation du réseau s’oppose à toute forme de filtrage par les pouvoirs publics, sauf pour des motifs d’ordre public comme, par exemple, la lutte contre la pédophilie.
Adieu donc neutralité ?
La neutralité des réseau, c’est un peu comme la peine de mort. On l’autorise, ou pas. Il n’y a pas réellement de demi mesure. On peut avoir à faire à des régimes qui trucident à tout va comme la Chine, ou qui le font avec un peu plus de mesure, comme les Etats Unis, mais il n’en restent pas moins l’un et l’autre des régimes politiques usant de la peine de mort. L’Europe a su faire passer l’abolition de la peine de mort comme avancée civilisationelle, avant le désir largement partagé par la plupart des être humains de couper la tête d’un violeur d’enfant. A méditer.
Les points de jonctions
Dieu merci, certains fondamentaux et gardes fou de la démocratie sont également présents dans le virtuel, et Hervé Morin met le doigt sur l’un d’entre eux, critique, qui permettra, quoi qu’il arrive dans une dictature numérique annoncée, de garder l’espoir de lendemains meilleurs : l’anonymat.
Attaquée par de nombreux politiques ces derniers temps, ainsi que par une multitude de responsables au sein des média, la possibilité d’être anonyme sur internet est défendue par le ministre de la défense, tout comme le droit à disposer d’une ou de plusieurs identités numériques.
On trouve également, dans la Déclaration des Droits Numériques, le droit de protéger sa vie privée d’intrusions indésirables par l’utilisation de la cryptographie.
Cette position est, il faut le souligner, courageuse, de la part d’un ministre de la défense, particulièrement dans un pays qui s'apprête a entrer dans une période de prohibition post-hadopi, alors même que les services secrets Anglais et Américain (respectivement le MI5 et la NSA) ont imploré leurs gouvernements respectifs de ne pas mettre en place de loi Hadopi, redoutant l’effet que cette dernière aura sur la généralisation du cryptage par une cohorte d’adolescents. Ce mouvement, annoncé par tous les spécialistes, rendant du même coup invisible, par un effet de foule, les activités illégales qui, elles, ont adopté le cryptage depuis longtemps, face à des services secrets qui arrivaient, jusqu’ici, a disposer d’une puissance de calcul informatique suffisante pour intercepter et décrypter ce qu’ils jugeaient indispensable de surveiller.
Des paroles aux actes
Il reste, pour finir, une interrogation qui plane sur cette déclaration : comment va-t-elle se transformer en actes, ne serait-ce que symboliques, avec l’arrivée de la loi Loppsi, unanimement décriée comme liberticide par tous les spécialistes de l’internet ?
Publier une telle déclaration à la veille des débats parlementaires sur Loppsi mettra le ministre face à de multiples difficultés. Celle d’une nécessaire opposition à certains articles de cette loi, pour ne pas dire la plupart de ceux qui concernent internet, et en particulier le filtrage sur lequel ses positions manquent totalement de cohérence, contrairement à celle qu’il a prise sur l’anonymat et le cryptage (qui permettent, au passage, de contourner le filtrage, rendant l’ensemble de cette Déclaration quelque peu contradictoire). Enfin, une autre difficulté, plus politique, sera celle d’imposer à son groupe parlementaire une position cohérente afin d’assoir une position de leadership incontesté.
C’est la crédibilité du ministre, mais surtout de l’homme politique et d’un parti tout neuf qui va se jouer dans les semaines à venir. François Bayrou, pourtant très au fait des réalités d’internet, et qui s’était montré d’une discrétion remarquable lors des débats Hadopi, a raté l’occasion de se poser en défenseur de l’internet à droite, son rival Hervé Morin tient là une occasion unique de démontrer qu’il existe bel et bien une alternative à droite de l’hémicycle.
C’est à vous !
Si la Déclaration des Droits Fondamentaux Numériques http://www.droits-numeriques.org/ suscite également chez vous des interrogations, c’est le moment de les partager, c’est une occasion unique qui ne se représentera probablement pas. A vos commentaires !